CHAPITRE XIX

Le brouillard épouvanta plus les habitants de Titanpolis que le Soleil, et lorsqu’ils découvrirent ces masses spongieuses collées aux coupoles cristallines ils n’osèrent plus sortir de chez eux. La plupart des services furent paralysés par l’absentéisme. En même temps la hausse de la température, alors que le chauffage urbain n’avait pas été réglé en fonction, fit qu’on étouffa littéralement dans la capitale de la Compagnie de la Banquise, et le service des urgences hospitalières fut rapidement débordé par le grand nombre de gens souffrant de difficultés respiratoires et de déshydratation, notamment les jeunes enfants et les vieillards.

Et puis ce brouillard givra lorsque le Soleil fut sorti de la lucarne et une pluie de grêlons s’abattit sur les coupoles. Le bruit assourdissant ajouta à la panique, et celle-ci fut à son comble lorsque la centrale alimentant la cité en électricité tomba en panne, plusieurs alternateurs ayant chauffé dans la journée et grippant les uns après les autres.

Ce fut une nuit tragique malgré l’éclairage de secours et les patrouilles de la sécurité qui essayèrent de réconforter les gens. Ces derniers entassaient fébrilement leurs biens les plus chers dans des bagages et, avant le matin, essayèrent de gagner la gare dans les embouteillages de toutes sortes. Les tramways, faute d’électricité, ne fonctionnaient plus et les draisines loco-cars, et siloco-cars particuliers encombraient toutes les voies, ne respectaient pas les passages à niveau pour piétons.

Dans le train présidentiel on s’efforçait de conserver son calme, mais tout allait plus vite que prévu et, finalement, quelques colons anciens du Viaduc venaient de changer d’idée et fuyaient leurs installations.

Avec le jour revint la chaleur mais le brouillard resta si épais qu’on n’eut pas à subir l’éblouissement du premier jour. Au contraire la lumière était crépusculaire, si bien que les gens parlaient à voix basse comme dans un sépulcre. Le Kid restait à l’écoute de toutes les informations venant de tous les points de la Concession. Pour l’instant on ne signalait aucune fonte catastrophique de la glace et les trains continuaient de rouler même sur le Viaduc. Il n’y avait qu’à l’extrême pointe de ce dernier qu’on avait dû évacuer les équipes de maintenance car plusieurs piles menaçaient de s’effondrer. Le brouillard épais, et surtout le brouillard givrant de la nuit avec ses pluies de grêlons, étaient ce que les voyageurs craignaient le plus. Plusieurs trains avaient grillé des signaux visuels sur les lignes secondaires et le système de signalisation électronique se trouvait perturbé également.

La pluie des grêlons était tout bonnement insupportable dès que la nuit venait et les gens cessaient de parler bas, devaient même hurler pour se faire entendre. Une des coupoles fut même endommagée par des véritables masses de glace fracassant tout en tombant.

— Voyageur président, avouait le professeur Klose, je ne peux rien dire ni prévoir. Il y a une forte évaporation d’eau, simple brouillard quand le Soleil brille, mais brouillard givrant et grêle quand il y a refroidissement nocturne.

— Le phénomène va se répéter chaque jour ? C’est à devenir fou.

— Il y aura du vent, un vent très fort qui chassera les brumes, mais elles reviendront tôt ou tard.

Les communications radios s’amenuisaient à chaque heure et seuls les réseaux câblés et le rail transmettaient les informations, les messages. Aux frontières, l’exode s’accélérait quelque peu mais n’atteignait pas encore l’ampleur du précédent.

— Les phénomènes climatiques actuels touchent une partie de la Fédération Australasienne et risquent même de s’étendre jusqu’à la Dépression Indienne. Par contre au nord, China Voksal souffre moins. Les brouillards sont moins épais semble-t-il, avec des vents constants dans cette région.

Une dernière fois il avait pu entrer en communication radio avec Jdrien qui lui avait annoncé son départ pour l’Antarctique avec Jael. Le corps de Jdrou sa mère avait été emporté par des tribus de Roux qui marchaient aussi vers le sud, tirant sur des peaux de loups le cadavre de celle qu’ils considéraient comme une déesse.

— Nous prenons simplement le train, avait annoncé Jdrien. Une fois sur l’inlandsis nous nous organiserons.

Depuis il n’avait plus de nouvelles. Il était désormais inutile de vouloir correspondre avec les autres Compagnies, le railphone et les câbles étant fortement saturés. Il était de même impossible d’utiliser les ordinateurs pour avoir les banques de données et Pacific Channel restait muette pour tout l’est.

— La centrale va bientôt être remise en état, vint lui dire Fields. On lubrifiera différemment, désormais. Il y a un avantage au réchauffement, c’est que l’eau chaude de Titan peut désormais être pompée sans subir de réchauffement en cours de route, ce qui économisera de l’énergie.

La lumière revint un peu avant l’aube et surprit des milliers de gens en route pour les quais d’embarquement. Ils parurent mécontents d’être ainsi sortis de l’ombre, eux qui espéraient en profiter pour quitter discrètement la capitale. Ils avaient l’impression que le Président Kid voulait ainsi les culpabiliser.

Ce fut Mary Halan qui vint lui poser la question au nom de tout le personnel de l’administration présidentielle. Elle le fit sans insolence mais avec détermination :

— Autorisez-vous ceux qui le désirent à partir ?

Il la regarda longuement avant de sourire :

— Vous voulez nous quitter ?

— Je parle au nom de tout le monde. Pour ma part je vais rester encore un peu. À condition qu’on en finisse avec ces pluies de grêlons la nuit. Les gens finissent par ne plus les supporter et hurlent. Chez moi c’est assez infernal depuis le réchauffement.

— Ceux qui veulent partir peuvent le faire, mais qu’ils choisissent de grands réseaux à cause des risques de collision.

— J’ai fait un bilan des réserves en nourriture de la station. Nous pourrions, avec la moitié de la population actuelle, survivre sans nous priver plusieurs années. Si le climat se stabilise, je pense que c’est une chance à courir.

— Vous ne faites rien au hasard, n’est-ce pas ?

— Non, jamais, répondit-elle.

Parfois il songeait à partir lui aussi, à tout laisser tomber pour aller par exemple retrouver Yeuse ou pourquoi pas Floa Sadon. Il aiderait cette dernière à faire prospérer sa Compagnie. Elle n’avait jamais réussi à nourrir et chauffer correctement tous ses habitants. Mais il savait, dans le fond de lui-même, qu’il ne pourrait jamais se résigner à abandonner cette cité, sa cité cristalline qu’il avait désirée magnifique et pure, dépourvue de lieux de plaisirs et de toutes ces tentations qui faisaient la gloire de Kaménépolis, laquelle fournissait en même temps un alibi culturel à tous ceux qui désiraient s’encanailler. On déclarait aller assister à un concert ou un ballet et on finissait dans un train-bordel. Ici rien de tel. Des techniciens, des cadres, des intellectuels sélectionnés avaient fait de l’endroit un lieu paisible mais mortellement ennuyeux. Mais il continuait à l’aimer et espérer rebâtir un empire quand toute la banquise aurait disparu. Un empire qu’il baptiserait du nom d’Empire du Titan. Cette idée ne le lâchait plus malgré les bouleversements intervenus depuis qu’il la couvait. Tout était encore possible à partir de ce petit îlot au socle solide.